La solitude des sentiments

Tout autour de soi semble immobile. Paisible. Inchangé. Pourtant, notre intérieur bouillonne, se met en alerte et déborde. Ont-ils remarqué quelque chose ? Mon visage, mes traits, se crispent-ils ? Mes yeux s’égarent-ils dans le vide, lorgnant, silencieux, éteints, les abysses ? Non. Tout notre être est resté identique. Les conversations se poursuivent, les éclats de rires, les petits gestes familiers, les coups de main furtifs qui volent dans l’air ambiant, les bras flegmes qui enlacent les épaules et froissent la chemise du voisin. Rien, non, rien ne semble avoir changé.
On est alors saisi, immobile face au constat terrible : nous sommes dans la solitude des sentiments.

Pourquoi une pensée d’amour est-elle si difficile à exprimer ? Nos proches sont pourtant toujours ravis d’accueillir les éclats de joie : pour chaque nouvelle heureuse, on trinque à la victoire. Puis l’ami accueille aussi nos peines, que l’on partage plus pudiquement. On annonce un décès, une maladie. Et, même lorsque l’on oublie nos larmes, et que celles-ci nous rattrapent, les amis sont présents.
Pourtant, quand il s’agit d’amour, les mots nous manquent. Ou bien restent prisonniers. Notre langue fait la timide. Notre estomac se noue. L’ego nous fait de l’ombre. La madone de la superstition nous regarde d’un œil sombre. “As-tu vraiment envie de chanter ton bonheur ?”. Car, peut-être que dans deux semaines, il n’en sera plus rien. Peut-être même qu’aujourd’hui, tu vis déjà dans un leurre.
Puis on a peur d’irriter. De frustrer. De paraître ridicule dans notre envie d’aimer. L’ego est si fragile. Le leur. Le nôtre. Un mot peut l’abîmer, un regard le froisser. Alors on préfère le silence. Car le monologue des sentiments est une fine acrobatie : tout juste intriguer, donner un détail, une info. Deux, si l’autre semble intéressé. Puis s’en aller à d’autres sujets, dans la même hâte que l’on a commencé ce dernier. Accepter que l’autre n’en demande pas plus. Accepter de ne pas occuper tout l’espace. Pourtant, nous sommes habités d’une présence constante. Tant pis. On gardera cela pour soi.
Je veux bien un autre café, merci.
Puis, posant mon stylo agité frénétiquement, je regardai mon voisin. Les cheveux glissant sur ma joue, j’amenais ma main à mon visage, paume contre joue, comme pour les retenir.
« – Toi aussi, tu trouves qu’il est difficile de parler de ses émotions, quand on est amoureux ?
– Je pense surtout qu’il est difficile de trouver les mots. Quand on est triste, on le sait, on le sent, on trouve l’origine de nos peines. Quand on est simplement heureux, bien avec l’autre, comment le décrire ? Et surtout, pourquoi le dire ?
– Parce que ça fait du bien ?
– Oui, sûrement.
– Alors pourquoi on se retient ?
– Pour ne pas ennuyer, certainement. »

Oui. De toute façon, toutes ces émotions sont instables. De quoi aurions-nous l’air, si nous chantions la veille pour pleurer le lendemain ? Ne pas trop en dire c’est donc aussi se protéger. Dans cet entre-deux du foudroiement de joie avant d’atteindre la peine, nous sommes bel et bien coincés.
Nous voudrions prendre les deux épaules d’un passant, lui dire ce que l’on ressent. A quel point on est amoureux. Lui nous comprendrait. Mais on se contient. Foudroyé par ce triste constat : tout ce que l’on ressent ne peut nous libérer.

C’est un flot permanent entre joie et peine.
Une torture douce, puis une pensée saine.
Ce sont les affres silencieuses
de toute passion amoureuse.

Photographie en Une : Anna Karina dans Alphaville, Jean-Luc Godard (1965)
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