L’âge de raison

Aujourd’hui, en cette matinée calme et lumineuse d’octobre, tout semblait paisible et le temps résigné à être bon. L’air encore chargé des embruns de l’été brassait les branches des arbres en une jolie mélodie. Ces douces notes pénétraient les fenêtres des citadins chanceux d’avoir des arbres tout près d’eux. Les feuilles vertes pleuraient un été de six longs mois à n’arborer que cette nuance. Un rouge saillant ou un orange tangerine, voilà ce qu’elles convoitaient. “Patience”, leur aurais-je dit, si je parlais seulement aux plantes. Songeant à tout cela, à cet été rude finalement pour tout le monde, je me penchais au-dessus de mon évier. Un rituel presque bête, car je ne regarde jamais vraiment ma tête. Encore moins ce qu’il y a au-dessus, lassée des danses folles que mes cheveux pratiquent chaque nuit. De vraies chorégraphies contemporaines. Un style, en soi. Pourtant, quelque chose me frappa. Un détail, qui a son importance. Car, contrairement à mes amies les feuilles de l’arbre du quartier, il y avait une faute fulgurante : un manque de couleur. J’ai trouvé mon premier cheveu blanc.

Depuis combien de temps était-il là, planqué dans cette crinière ? Est-ce que je l’avais snobé, durant des semaines, des mois ? Trop occupée à regarder dans le vide de cette vitre teintée, les yeux floutés d’une nuit trop courte.
Est-il né sans couleur, ou s’est-il transformé ? Peut-être est-ce une prise de position, un coup de gueule. Une révolte à cette masse de clones immobiles, qui ne prennent vie que la nuit. C’est comme un cri de guerre, une arme à lui tout seul.
Alors quelle a été ma réaction face à cet aveu de vieillesse ? Un cri de dégoût, une larme de tristesse ? Rien.
Étrange.
Aussitôt vu, aussitôt jeté entre les disques de coton usagés. Sans un battement de cil. Suis-je seulement réveillée ? Dois-je me pincer, pour réagir ? Pourquoi cette indolence, ce visage lisse, cette tournure de renoncement ? Aurais-je alors, à travers ce signe blanc, entamé l’âge de raison ?

L’âge où tout glisse. Où l’on se moque du regard des autres, si le nôtre nous valide. Où les jeux de regards des avenues surpeuplées rebondissent sur nous telle une balle en plastique – celle des cours de récré -. L’âge où nos collègues ne sont plus nécessairement nos amis. Et c’est très bien ainsi. L’âge où se rendre au cinéma seul.e est tout aussi bien que d’y traîner amis, amants, tout un tas de gens. Parce que seul, on est libre. On peut s’esclaffer, pleurer à chaudes larmes, sans se priver. L’inconnu du siège rouge d’à-côté accueillera mes émotions avec la même indifférence que j’accueillerai les siennes. Il peut bien verser des kilomètres de larmes, ruiner son pantalon, tant que la pellicule tourne et qu’il chuchote son abandon.
Un cheveu blanc, un seul, suffirait à tout faire valser ?
Peut-être.
Je lance un regard complice à l’arbre du quartier. Bientôt, les feuilles, bientôt vous pourrez, vous aussi, changer.



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