Bones and all de Luca Guadagnino

Il y a des films montés sur la lenteur. Sur les silences. Sur le souffle de la respiration des personnages, les bruissements des feuilles des arbres des grandes plaines, des scènes en voiture où les regards disent plus que n’importe quelle conversation stérile.
Il y a des films qui, malgré le discours, malgré l’horreur et le gore, nous tiennent en haleine par une certaine beauté. Une beauté crue, vivifiante, adolescente.

“L’enfer est pavé de bonnes intentions.”

Maren et Lee vagabondent dans une Amérique qui peine à les accepter. Marginaux par leur habitude peu commune de sentir le besoin de dévorer de la chair humaine, si tant est qu’elle se glisse sous leur odorat acéré. Bones and all nous saisit, et ce dès les premières images, par l’hyperréalisme et la douceur des portraits déployés. Ce qui sonne étrange, quand on pense au scénario : conter l’histoire de deux adolescents cannibales solitaires, fuyant leur foyer respectif. Rare, aussi, d’observer dans des premiers émois amoureux, des habits sales, des visages tirés de fatigue et de crises, des mains rompues par le froid et leur seconde nature.

On a donc ici un long-métrage qui s’apparente davantage à un road movie – certes expérimental – dont l’intérêt premier n’est pas de saisir les motivations des personnages que nous suivons mais de nous enfuir avec eux. La photographie nous fait penser aux grandeurs du récent Nomadland, de Chloé Zhao et l’étrangeté des vagabonds évoquent quelque peu les héros de La Balade sauvage, de Terrence Malick. Ces anti-héros meurtris et meurtriers lèvent ainsi le voile sur des questions plus souterraines : qui définit la marginalité ? La loi, les moeurs, la culture ? Assouvir ce qui nous est nécessaire pour survivre fait-il nécessairement de nous de mauvaises personnes ?

Portrait d’une Amérique modeste

Le film de Luca Guadagnino arbore avec humilité les vies, les quartiers, les maisons d’une Amérique modeste, vivant tranquillement. Les tonalités sont jaunes et orangées mais ne rappelant pas – contrairement à la plupart des films usant de ce procédé – la chaleur d’un souvenir ou l’échappée joyeuse d’un ou plusieurs personnages. Ici, le jaune est renvoyé aux murs en crépi des maisons de plein pied, des tables en formica des diners où l’on sert et ressert du café filtre à volonté, des lumières saturées de lampadaires fatigués, baignant dans un décor moite où le temps semble suspendu.


Malgré tout, le réalisateur pose un regard délicat sur cette Amérique profonde, si bien que nous absorbons avec eux les déboires de leur sort. Chaque mésaventure a un goût de rance. Et dans leur errance, le cannibalisme, semble créer des ponts avec d’autres personnages, aux penchants tout aussi troubles. Dans ce vaste champ des possibles que sont les Etats-Unis, ces âmes perdues semblent s’être trouvées. A deux, la peine est moins lourde à porter.

Une cruauté poétique

Baignés dans cet univers presque irréel, Maren et Lee tendent vers la normalité, tant qu’elle leur est accessible. “Let’s be them for a while”* sonne comme un élan d’espoir mais qui serrera vite la gorge des spectateurs. Car on connaît notre affect pour les héros maudits : que ce soit le Scorpion de Drive, de Nicolas Winding Refn, Léon de Luc Besson ou encore le récent Joker de Todd Phillips… Tous dégagent une froideur forcée par les épreuves mais à qui l’on a envie de tendre la main. Ce sentiment de pitié permet ainsi, si ce n’est de cautionner les actions des personnages, de les comprendre.

La musique de Trent Reznor et Atticus Ross accompagnent à merveille la traversée de nos deux adolescents : Maren et Lee s’affranchissent aussi bien qu’ils se condamnent. S’en sortiront-ils vivants ?

* “Soyons comme eux, le temps d’un instant” (comme les personnes normales).


© Photographies : Metro-Goldwyn-Mayer Pictures Inc.
© Pour le dire

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