Miroir de nos ombres

Anna marchait, serrant le poing sans s’en rendre compte. Elle ne comprenait pas. Elle ne se comprenait pas. Le regard vide, elle arpentait les rues pour rentrer chez elle. Pourquoi arrivait-elle facilement à engager la conversation avec une grand-mère bavarde dans un bus, un passant étonnamment joyeux, un client impatient soufflant tous ses malheurs et qu’elle rassurait alors. Attendre deux ou trois minutes, s’il n’y a que ça qui lui cause problème, c’est bien qu’il n’en a pas vraiment. Gaiement, avec une pincée de défis qu’elle aimait se donner, elle lançait des fils à tous ceux qu’elle croisait. Et tissait avec eux des discussions de quelques secondes ou de dizaines de minutes. Elle se souvenait d’une dame charmante, Chantal, qu’elle avait rencontrée place des Vosges. C’était un jour de plein soleil à Paris, au mois de décembre. L’air était doux et l’avait poussée dehors, alors qu’elle logeait chez un ami absent qui lui avait laissé les clés de son appartement pour autant de temps qu’elle le souhaitait. “Je serai en famille tout le mois de décembre. Viens, si ça te dit.” Elle, qui venait de Lyon, adorait ces petites virées où, le temps de quelques jours, elle battait au même rythme que la capitale, empruntait les couloirs de métros le pas frénétique, scrutait chaque personne comme si elle découvrait le genre humain. Et chaque bâtiment était une nouvelle rencontre, un nouvel étonnement. Alors, sur ce banc où trois fessiers se logent aisément, elle avait posé le sien et son sac à côté. Elle était seule, et commença à songer. Puis une dame coupa sa rêverie d’une douce question : “Puis-je m’asseoir à côté de vous ?”. Ce à quoi répondit Anna, d’un sourire illuminé “bien sûr”, en enlevant son sac de la place d’à-côté. Elles avaient alors conversé de longues minutes, puis une heure s’était écoulée. Chantal lui racontait sa position dans une grande banque, sans orgueil, en racontait les simples faits. Comment elle était partie dans le Sud, dans sa jeunesse, avant de retourner à Paris “pour être plus proche de mes enfants, mariés et jeunes parents”. Anna lui racontait alors qu’à ce moment précis de son existence, du haut de ses 25 ans, elle se sentait perdue. Ce n’était pas un sentiment nouveau, non. Ce sentiment lui était apparu durant son Master de Lettres, où elle s’était rendue compte que même si elle aimait écrire, elle avait encore tant à apprendre. Tant à découvrir. Et que la somme de tout ce qu’elle ignorait formait un mur infranchissable pour une maigre vie de mortel. Et qu’il lui serait alors impossible de tout savoir, de tout connaître, et donc, de tout vivre. Elle aimait donc ces petites conversations volées, ces quelques minutes à profondément sonder quelqu’un, à vivre un peu son quotidien. Juste un instant. Chantal, comme tant d’autres, lui apparaissait alors comme un nouveau livre qu’elle ne finira pas mais qu’elle était heureuse d’avoir ouvert.
Pourquoi, alors, se retrouvait-elle aujourd’hui dans un état de colère, après avoir fréquenté ces quelques jeunes gens ? Que s’était-il passé ? Pourquoi était-il plus simple de parler au commerçant du bas de son immeuble lyonnais mais pas aux gens qui faisaient précisément ce qu’elle adorait : du théâtre. Alors lui était apparue l’idée terrible qu’elle se plaisait à découvrir des vies d’autres personnes totalement éloignées de la sienne, de son métier, de ses aspirations, mais qu’une fois confrontée à des semblables plus émérites, elle perdait toute parole. Ils lui semblaient être un miroir cruel reflétant ce qu’elle n’était pas. Elle n’était non seulement pas artiste, mais, surtout, elle n’avait, elle, pas saisi sa passion pour en faire sa profession. Non, elle regardait de son joli siège rouge feutré les comédiens s’époumoner pour leur art. Leur état de transe lui était une insulte directe : regarde, nous, on se bat. On s’insurge, on lutte, quitte à mourir demain. On mourra juste.
Le poing toujours serré, elle arrivait à son immeuble. Elle le desserra, car il lui fallait prendre ses clés. Puis elle resta devant sa porte, quelques secondes. Elle avait refusé, ce soir, de discuter gaiement, car elle n’en avait pas le courage. Du moins, pas maintenant. Elle voulait être prête pour le jour où le miroir de ceux qu’elle aimerait être lui renverrait une image flatteuse d’elle-même.
Oui, elle songea à ce jour-là.


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