Et il ne répondit plus

Et toi, tu fais quoi dans la vie ?

À cette phrase, Alix se figea. Combien de fois lui avait-on posé cette question ? Combien de fois, surtout, avait-elle imaginer des moyens de ne pas répondre ? « Ce que je fais dans la vie… » Elle ne savait même pas quoi rétorquer, à ce vil inconnu, dont l’intention première était sûrement d’emporter une poignée de chips situées derrière elle, plutôt que de la sonder intimement.

Alors, pour une fois, elle trouva ce jeu ironique. « Mon métier me qualifie-t-il ? » , « Mes études construisent-elles la personne que je serai dans deux ans ? » . En guise de provocation et plus d’excuses, elle répondit doucement :

– Ce que je fais dans la vie ? Wow. Difficile à résumer. Je dirais que… Je m’efforce de vivre. Oui. Je sais que ce n’est pas une réponse toute construite. En fait, c’est même plutôt simplet, quand on sait que je pourrais te répondre que je suis une étudiante en Arts ou en deuxième année de prépa. Que j’étudie Renoir ou que je me fais des petits sous en gardant des chats. Je vis, et j’ai appris à me satisfaire de cet état d’esprit. On cherche toujours à gratter le ciel, à s’envoler à l’horizontal dans des contrées plus lointaines. A passer son temps à programmer, espérer, à corrompre nos envies pour qu’elles paraissent toujours brillantes, on en perd à vivre. V.I.V.R.E. Trois consonnes, deux voyelles. On en a produit des mots plus étonnants, intelligents, mais pas aussi profonds. J’étudie aux yeux de certains, je fais un peu trop la fête dans la conscience des autres. Je discute gaiement et sincèrement pour l’un, je drague subtilement pour l’autre. Je ne vis jamais la même vie auprès de ceux que je croise, depuis des mois. Voire des années.

On essaye de découvrir un autre décor, l’envers de notre monde un peu maussade. On est à la campagne ? On rêve de buildings new-yorkais. On s’écœure un peu plus chaque jour du rythme effréné et pollué de la ville ? On rêve de grands espaces. On imagine une vie, mais ce n’est jamais plus que de la fiction. Qu’est ce qu’on y trouvera ailleurs ?

Alors ce que je fais, dans la vie, c’est m’obstiner à rester dans le présent, qui ne l’est déjà plus. Tiens, regarde comme les secondes défilent sur ta montre un peu guindée, tu les vois, là, les aiguilles. C’est un cliquetis permanent. Ca fait combien de temps que je parle toute seule ? Pour bien vivre, il faut se connaître. Du moins, devenir quelqu’un. Quelqu’un dont on est fier. Alors, peut-être qu’ici n’est pas le bon endroit, que maintenant n’est pas notre heure de gloire, mais l’attente n’est que plus longue si ce que tu fais, au présent, ne te donne pas satisfaction. Aujourd’hui, je suis une étudiante. Une femme. Une fêtarde. Une enfant. Une bavarde. Une discrète. Une citadine. Une trop bruyante. Une hypersensible. Je suis toutes ces personnes dans lesquelles je me glisse non pas pour tenter de fuir, mais pour vivre avec la plus large possibilité des choix qu’on puisse nous offrir. J’ai répondu à ta question ?

Et il ne répondit plus.

© Pour le dire