L’Après

Tout ce que je fais, c’est gagner du temps. 

Et si je regarde dans le rétroviseur : six mois, un an, deux ans. Et toujours le brouillard, au devant. J’attends seule dans la gare et me pose sur un regard. Un faux, un panneau publicitaire. Je lis sur cette publicité pensée par des prestataires, tout le bonheur d’être sociétaire d’une grande assurance. Il incarne le gendre idéal avec son sourire expressif où se suivent, dans un alignement trop parfait pour être crédible, chacune de ses dents. Ça me déprime. Ce faux-semblant. Soit on en fait des tonnes, soit on compte aux absents. 

Deux ans que je me dis que ce n’est que pour un temps. Et je mens à tout le monde. Aux petits-amis, qui ont croisé ma route. Je mens à mes amis, qui accueillent tous mes doutes. Je leur dis que bientôt, je serai de retour. Qu’ils retrouveront celle qu’ils ont connu aux beaux jours. Je mens au miroir que je croise chaque matin. “Promis, on changera ça, demain.” Et une autre journée passe.

Alors de quoi j’ai peur, vraiment ? Pourquoi cette goutte de sueur, quand j’en parle à mes parents ? Eux seuls sont au rang des contents. Contents de ma situation, de ce CDI décroché. Contents que j’arrive à survivre, parmi les têtes coupées. “Tu sais, tu as un travail, la santé, pas de problème d’argent.” Certes. Le bonheur n’est-il réservé qu’aux enfants gâtés ? 

Dans le brouillard, au devant, j’aperçois les options. Elles ont la forme de signaux lumineux, qui m’appellent de loin et me tendent la main. C’est la même stratégie que les grands magasins. Il faut s’en approcher pour en déceler le sens. Et c’est une fois trop près, que la pub nous aspire. Trop tard, tu repars avec un objet inutile et un petit soupir. 

Ces néons ont la forme de villes, de titres de professions. J’entrevois des visages, ceux de mes rituels. Et d’autres, bien moins prudents : ceux des amis fidèles. Ils frappent à la bonne heure. C’est dans les étincelles de leurs mots percutants qu’il y aura le vrai. Il faut être courageux pour oser les mots durs. Ceux qui cognent, et non qui nous rassurent. Ceux qui nous visent en plein cœur. 

J’apprécie cet ami qui me secoue sans peur. Il y va un peu fort, mais sait qu’il a raison. Il le fait pas pour lui, pour se donner l’étoffe du bon ami. Il le fait pour moi, pour pas que j’empile une année de plus à mes tourments du soir. Pour pas que je revive ces repas de famille, d’amis, de collègues où chantent les cigales. Celles qui cochent toutes les cases. Moi, je ne chante plus. Alors oui, c’est à lui que je dois chercher à plaire. S’il n’y en a qu’un seul. C’est à lui, qui ose me dire quoi faire. Au-delà des codes, des tapes de mains complaisantes qu’on se passe tous dans le dos, après trois verres de vin. Parce qu’on est tous un peu “pas bien”. En demi-teinte, sans oser se le dire. On plonge le petit orteil, juste de quoi nous saisir. Le grand froid, on le laissera pour plus tard. 

Et puis, dans ces repas, Qui voudrait m’écouter, qui voudrait bien m’entendre ? Est-ce que je peux crier, et puis tous vous surprendre ? Si je livrais mon cœur, ça mangerait toute la place. Si je le posais là, au centre de la table : qui pour le regarder en face ? 

Mais je n’en ferai rien. On oubliera tout ça, demain. Les échos de nos rires résonnent au-dessus du plafond. Nos yeux éteints par la semaine chargée – ou par le vin – seront nos derniers souvenirs. Sur le palier, avant d’emprunter l’ascenseur ou la cage d’escalier, on se jettera une autre date pour s’évader. 

Ce sera l’année de l’après, l’année qui tue la lâcheté. Je grise cette page blanche pour éclaircir ma pensée. Je trahis les “plus tard”, grave ce secret. Comme pour donner au plus commun des vœux, un brin de prestance. C’est ce soir, pas demain, que le futur prend tout son sens. 


© Pour le dire