Rencontre avec Carole Thibaut au Théâtre National Populaire de Lyon

Carole Thibaut est une autrice, metteuse en scène, comédienne de théâtre et à la tête depuis 2016 du Théâtre des Îlets, centre dramatique national de Montluçon.

Dans son nouveau spectacle-performance Ex Machina, Carole Thibaut appelle à nouveau les genres à se croiser au profit d’un récit cisaillé sur la tradition patriarcale. Elle qui se revendique autrice féministe, elle signe ici une fable construite autour de son histoire personnelle (de sa relation avec son père, à ses débuts de comédienne dans les années 90) tout en touchant l’universel en ne nommant jamais précisément si les anecdotes sont fictives ou vécues. Dans tous les cas, ce qu’un femme vit, d’autres le vivront, non ? Peut-on réellement singulariser un acte, même s’il nous touche au plus profond ?

Après 1h30 de performance, Carole Thibaut a accepté de pousser l’exercice par une interview au comptoir du théâtre. Rencontre.

Pour le dire : est-ce que vous pouvez me parler de la naissance du projet “Ex Machina” ?
Carole Thibaut :
Ex Machina fait partie des projets que je crée depuis 2009 que j’aime appeler des “solo performance”. Le terrain, ce sont des choses qui me touchent, me mettent en colère. Je me prends alors moi-même comme objet de l’expérimentation après avoir collecté des témoignages, des récits de vie. La condition pour que je sois sur scène, c’était que je devais vraiment mouiller la chemise.

Y a-t-il eu un ou plusieurs éléments déclencheurs qui ont mis à l’écriture de ce solo-performance ?
Je dirais que ça a commencé en 2016. J’ai commencé en tant qu’actrice dans les années 90, à une époque où le harcèlement moral, et physique parfois, étaient tolérés. C’était même “normal” qu’un metteur en scène soit colérique, qu’il nous rentre un peu dedans, insiste lourdement sur certaines scènes. Parfois même l’équipe technique, plutôt masculine, nous bâchait aussi. Aujourd’hui, je me retrouve Directrice d’un centre national d’art dramatique, j’ai tout à coup un rapport de pouvoir avec ces gens-là, après avoir longtemps été du côté de ceux que l’on dominait. Et surtout, qu’est-ce que cela fait en tant que femme, d’avoir d’un coup ce pouvoir sur les metteur en scènes hommes ?
J’ai donc rassemblé toutes mes notes d’observatrice de cette nouvelle position, à la direction du théâtre : ma relation avec le personnel, les délégués du personnel, les possibles auto-censures que j’ai dû m’imposer. Ce spectacle était un peu comme un acte de survie artistique.

“La condition pour que je sois sur scène, c’était que je devais vraiment mouiller la chemise.”

On ne se permet donc plus d’aborder l’art avec autant de liberté quand on devient directrice d’une institution culturelle ?
Ex Machina, à l’origine en tragédie grecque, c’est la figure du pouvoir absolu, qui résout tout. J’ai enlevé le “Deus” et j’ai gardé la “machine” pour répondre à la question : “Comment sortir de la machine ?”.

© Héloïse Faure

Est-ce qu’en écrivant ce solo-performance le besoin de sortir des codes, se mettre en danger, était une évidence ?
Je pense que l’âge joue, même si j’ai toujours aimé faire le pitre. Quand j’ai commencé à la Direction du théâtre de Montluçon, j’ai lancé ma première solo-performance Longwy-Texas. Je me suis mise à nue, en racontant du très intime. Il fallait que j’aille sur ce terrain car je savais qu’il allait être de plus en plus compliqué de faire s’exprimer “l’artiste” maintenant que j’étais devenue directrice d’une institution.

Parce que vous vous l’interdisiez ? Ou parce qu’il y a de nouveaux codes qui s’imposent à cette haute fonction ?
Je crois que c’est les deux. De ce que j’observe, toutes les directrices qui étaient actrices ne jouent plus. Et celles qui étaient metteuses en scène ne créent plus non plus. On est obligé d’habiter une certaine représentation, ce qui m’a fait peur au début de la création. Malgré tout, au fur et à mesure de l’écriture, je ne me suis rien empêchée. Ce sont des constructions sociales, en définitive : le genre, le pouvoir, nos places dans la société.

Avec une envie de mettre du très personnel dans cette universalité des thèmes exposés dans Ex Machina ? Notamment dans votre relation à votre père ?
Je pense que s’il on veut parler d’un sujet généraliste ou militant de manière détachée, ce n’est pas la place du théâtre. Le théâtre, c’est l’endroit de l’intime. Quand j’écris des pièces, ça ne raconte pas ma vie; mais si ça ne vient pas me percuter très intimement, si ce n’est pas une nécessité absolue pour moi de raconter ça, ça n’en vaut pas la peine. Car souvent, au fur et à mesure du processus de création, il y a des choses qui me remontent à la gueule. Ce que je croyais pure fiction est en fait un écho à certaines personnes.
Souvent, certaines situations me renvoient à mon père, d’abord parce que c’était une figure très importante et très violente dans ma vie. Mais aussi parce que c’est une figure géniale, mon père. C’est le prototype même de la domination masculine, l’incarnation du patriarcat. Il a été dessiné, structuré, profondément par la culture patriarcale. Et quelque part, il s’est fait avoir par cette culture, qui l’a empêchée de découvrir son intime. Il n’accédait à aucune de ses émotions, ce qui a certainement fini par le tuer. Il me touchait, au fond. Car je pense qu’il était la victime de cette structure.

Dans la colère, on trouve souvent de la tristesse.
Bien sûr, c’est une forme d’impuissance. On rugit car on se sent impuissant, généralement.

© Héloïse Faure

Est-ce que notre époque vous inspire ou vous inquiète ?
Je trouve qu’il y a un mouvement assez positif par une prise de conscience très forte sur les questions du genre, d’égalité, sur la place des femmes, la place des trans. Le problème, c’est qu’à chaque avancée, il y a un contre-mouvement réactionnaire très fort et très violent. Ce qu’on observe sur la montée du masculinisme aux Etats-Unis, mais aussi en France, ou à travers la montée de l’extrême-droite. Ce qui peut me rendre assez inquiète. L’idéologie d’extrême-droite s’immisce de partout, même au sein de la gauche. On entend parfois des choses aberrantes autour de soi, de personnes qui se disent de gauche, sur les questions de la place des femmes, des minorités, des droits des migrants, et dans les discours de nos politiques. Certaines choses sont affolantes de stupidité.

La suite ?
Continuer à travailler au Théâtre des Îlets, avec une équipe que je trouve formidable. On lance des projets culturels un peu partout dans la région, dans une envie de décentralisation dramatique. Je reprends Longwy-Texas au Théâtre de la Bastille. Et en écriture, je suis en train d’écrire autour de la figure de Barbe-Bleue, avec une version jeune public et une version plutôt pour les adultes. Je m’interroge donc sur cette double version, sur comment raconter le même conte selon le regard et l’âge du public.

Pour suivre les actualités du Théâtre des Îlets, centre dramatique national de Montluçon : https://www.theatredesilets.fr/

Merci au TNP de m’avoir permis de voir la pièce Ex Machina de Carole Thibaut ainsi qu’à Carole Thibaut, performeuse de la pièce, de s’être prétée à une interview en sortie de scène.
Interview © Pour le dire / Clara Passeron