Une vie au ralenti – Part. 2

Ce devait être une honorable raison : rester chez soi pour sauver des vies ? Forcément que nous dirions “Oui” . Tandis que, dans le feu de la guerre, des personnes mourraient loin de leurs proches, loin du confort et de la dignité. Nous, nous pouvions rester digne. Chez soi, dans son décor, avec les bibelots que nous avons choisi, partageant la pièce avec celle, celui ou ceux que nous avons aussi choisi. Pourtant, l’attente s’étire. Le fil du temps devient élastique. Y a-t-il encore des heures ? Et les jours, eux, comptent-ils ? Est-ce que mon corps est encore une matière solide ? Est-ce que, si je le touche, il risque de se liquéfier, rongeant ainsi chaque latte du parquet ? Nous sommes sur cette barque dans Invincible ou sur cette île dans Seul au monde.

Mes yeux brûlent de la lumière des écrans. Je voudrais tant que ce soit celle du jour, mais ici il n’y a que les murs qui connectent le dehors et le dedans. Les rayons bleus remplaceront les rayons jaunes. Demain sera-t-il différent ? Ou rien de plus que de prochaines 24 heures ? Peut-être dessinerai-je. Cuisinerai-je. Ou m’évaderai dans mes pensées. Peut-être même aurai-je un sentiment de devoir : faire les courses, remplir mon frigo, les placards, remplir le vide de nouveaux objets. Je resterai dans les rayons, longeant les couleurs et les saveurs, les marques connues et celles du distributeur. Aller à la rencontre des univers que je n’explore jamais. Regarder, car on ne peut pas toucher, les articles pleins de mystères qui composent ces nouvelles allées. Les comparer. Repenser à mes études de marketing, juger les packaging. Penser aussi aux techniques de greenwashing. Le bio, c’est le vert, le marron, le jaune. Toutes ces techniques de ventes, tous ces mots en –ing qui ne rendent que plus floues les frontières entre les têtes pensantes et les consommateurs. S’arrêter, interloqué, au rayon chaussettes. Préférer les motifs “hommes”, graphiques, à ceux des “femmes”, fleuris. Se dire qu’il y a encore du chemin pour déclotûrer les barrières invisibles des genres, même au rayon chaussettes. Une grande surface est un monde à elle seule. Mais je ne constate rien de plus que les grands auteurs des siècles précédents. Au bonheur des dames, oui, mais surtout au bonheur des confinés. Ici, on peut tuer un peu de temps. Mais puisqu’il faut bien rentrer, on quitte ces lieux de passage et de danger. Vite, tout poser, se laver les mains. Recommencer, pour être sûr. Réparer nos entailles que la sécheresse a causé. Et replonger, enfin, dans les limbes de son canapé.

Dans cette vie au ralenti, tout nous acère. Nous prend au cou. L’ennui, l’anxiété, mais cela peut être aussi pour les bonnes raisons. Dans la peur comme dans l’amour, tout est décuplé quand on ne voit plus. Alors, la voix d’un ami, un vieux film, des lectures, des témoignages heureux, peuvent nous donner le sourire et raviver notre flamme. La maladie ne nous a pas encore touché, transpercé, assailli. Nous ne courrons pas non plus chaque journée, épuisé, tendant l’oreille le soir car on nous applaudit. Non, nous ne sommes rien de tout ça. Seulement des âmes errantes dans quelques mètres carrés.


Mes pensées pour les proches des personnes décédées durant l’épidémie, pour le personnel soignant ainsi que pour les travailleurs du quotidien rendant le nôtre soutenable.
© Pour le dire