Interview d’Adrienne Surprenant pour sa série « En attendant le canal »

Adrienne Surprenant est une photographe membre du collectif ITEM, un groupe composé de 12 photographes sur Lyon et de part et d’autres du globe. Ce collectif se dédie essentiellement au photo-reportage, et, dans cette émulation de découvertes et de prises de risques permanentes que défilent les expositions au sein des locaux du 1er arrondissement de Lyon. Ainsi, nous découvrons une exposition saisissante sur la construction du canal de l’entreprise Hong Kong Nicaragua Development, un gigantesque tuyau de fer interocéanique qui conduirait à une partie de la population de partir vivre ailleurs. Adrienne Surprenant est partie rencontrer ces populations pour qui tout va changer. Rencontre.

Adrienne, quelles étaient tes premières motivations lorsque tu es allée, en 2014, à la rencontre de ces populations au Nicaragua ?
À la base, je partais au Nicaragua dans le cadre d’une mission pour une ONG, et j’étais tombée sur un tout petit article qui parlait d’un contrat qui venait d’être signé avec la société HKND pour la construction d’un canal. J’ai commencé à demander des informations aux gens autour de moi, et personne ne semblait être au courant. C’était assez énorme pour que personne n’en soit informé. J’ai donc décidé de rester pour suivre un peu l’évolution du projet. Dans les premières photographies, les habitants ne savaient pas encore que ce canal serait construit tout près de chez eux. Et pourtant, au niveau du gouvernement, tout était clair. J’étais donc motivée de voir comment allait se passer cette transition, au moment où les populations seraient mises au courant.
Quels étaient les enjeux directs pour cette population avec la construction de ce Canal ?
Tout leur mode de vie allait être transformé. Le Nicaragua est le deuxième pays le plus pauvre d’Amérique latine après Haiti. Les gens dépendent donc de leur terre et de leur accès à l’eau pour pêcher. C’est un pays principalement construit par l’agriculture locale. Ce projet allait les déloger de ces endroits là, seuls repères pour eux, et les obliger à devoir vivre en ville.
Depuis 2014, la situation a-t-elle évolué ?
Les autochtones doivent donner leur consentement au préalable grâce à l’accord avec certaineS ONG qui protègent ces populations. Il y a eu un consentement signé des chefs de certaines populations autochtones l’an dernier, en 2017. Le problème étant que ces chefs sont pour la plupart corrompus. Il y a donc eu un début de construction d’autoroute qui sert à la construction du canal. Avec cette concession, la société chinoise aurait tous les droits sur les ressources du pays tant que cela sert au projet, comme l’utilisation de bois ou de minerais. Ce qui ralentit également la construction du canal, car pendant ce temps, la société peut se servir de ça et de là.
Quelles sont les réactions des Nicaraguayens face à toute cette corruption et à ce projet massif ?
Il y a eu énormément de manifestions, comme vous pouvez le voir sur les photographies. Les jeunes désendettaient dans les rues, il y a eu des morts, de plus en plus d’organisations civiles contre le gouvernements se sont crées. Ortega (NDLR : Daniel Ortega, homme politique du parti « Front sandiniste de libération nationale », à la tête du pays)  a pour cela voulu changer la Constitution lui permettant de rester à la tête du gouvernement ad vitam æternam. Mais de plus en plus, un mouvement de société se fait ressentir dans le pays. Et cela faisait bien longtemps !
Comment se faisait ton insertion dans la population dans ce contexte de crise ? Est-ce que tu vivais avec eux, ou bien tu avais juste le statut de reporter qui capture certains moments phares de leurs journées ?
C’est un pays qui a connu la guerre et la dictature, il y a donc énormément de méfiance dans la société. Souvent, quand j’allais à un endroit, je parlais aux gens et faisait des pré-entrevues. Je leur expliquais ce qui m’intéressait, pourquoi je voulais d’eux et de leur vie. Puis au deuxième ou troisième contact, je sortais ma caméra. Puis je restais parfois une semaine vivre avec eux, soit par envie, soit parce que j’étais bloquée pour prendre un bateau seulement cinq ou six jours plus tard. Ce sont des personnes profondément accueillantes. Il fallait simplement prendre le temps pour que ces gens soient à l’aise et ne pas m’immiscer dans leur intimité s’ils n’en n’ont pas envie.
© Adrienne Surpenant

En ayant été familiarisée avec cette population, cela a donc du servir ton art, la photographie ? 
C’était un avantage, oui. À force de rester dans la population, les gens te connaissent et développent une certaine confiance en toi et en ce que tu fais. Je savais exactement ce qu se passait au bon moment, j’étais au cœur de l’action.
On sent un intérêt pour la lumière dans ta photographie : elle cible souvent quelque chose, ou quelqu’un. Les doubles lectures, les expressions, tout cela était saisit à vif ou travaillé ? 
Tu recherches essentiellement la lumière dans la photographie, tu entres dans une pièce et regarde ce qu’il se passe au moment venu. Parfois ce sont des moments de hasard, comme une traversée sur un pont ou une réunion informelle. Dans le photo-reportage il est important de trouver le bon équilibre entre ce qui est purement esthétique et ce qui est informatif.
« En attendant le Canal », quels sont tes projets en cours et de quoi se rythme ton quotidien ?
La suite ? J’attends, car j’aimerais vraiment retourner là-bas. J’habite au Cameroun en ce moment et travaille principalement en Centre-Afrique. J’ai un peu changé de zone mais je songe à habiter de nouveau en Amérique du Sud pour une plus longue période. C’est une région du monde très belle et riche, mais qui souffre aussi de grandes violences. Avec le triangle Salvador-Guatemala-Honduras il y a plus de morts en un an que depuis le début de la guerre en Syrie. Plus subtile, plus quotidienne. Ce sont aussi des séquelles du passé colonial, comme en Afrique. D’où l’importance, aussi, d’en parler et d’aller au contact de ces populations.
© Adrienne Surprenant
– Merci à Adrienne Surprenant pour son accessibilité et son intérêt malgré de longues heures de voyage.
Exposition « En attendant le Canal » jusqu’au 16 juin 2018
ITEM L’ATELIER, 3 impasse Fernand Rey, 69001 Lyon
© Pour le dire