Media Crash de Valentine Oberti et Luc Hermann

Il y a ce que vous voyez, ce que certains souhaitent que vous voyiez, et ce que vous ne voyez pas”. Cette amorce choc, campée par la journaliste et co-réalisatrice du documentaire, Valentine Oberti, annonce déjà la couleur. En France, 9 milliardaires détiennent 90% des grands médias. Ce que l’on nomme “concentration des médias” pose problème à notre liberté de recevoir et d’appréhender la vérité. Le citoyen français n’a aujourd’hui pas accès à une information neutre, vérifiée, sourcée. Parfois, il n’a pas accès à l’information tout court.

La concentration des médias : des milliardaires au pouvoir de l’information

Vous avez sans doute déjà entendu ces noms quelque part…: Bernard Arnault (Groupe LVMH détenant, entre autres, Louis Vuitton, Dior, Céline, Séphora, Le Bon Marché), Vincent Bolloré (groupe publicitaire Havas, Groupe Canal +, CNews, C8, Europe 1…), François Pinault (Groupe Kering avec, entre autres, les marques de luxe Gucci, Yves Saint Laurent, Balenciaga…)… Sans même connaître le détail de leur fortune, nous connaissons leur influence. Cette dernière s’exerce auprès de la bourse, de la politique, des médias. Car tout est image. Et la leur importe plus qu’autre chose.

Il y a quelques années commence alors une folle course au rachat de médias. Chaînes publiques devenues privées, radios neutres virant sur un bord politique plutôt à droite, journaux rachetés afin d’en modérer les sujets. Les discours sont contrôlés, les publicités choisies. Tout français féru de presse traditionnelle peut désormais être trompé.

Pour ces milliardaires-entrepreneurs, posséder des médias français est un gage de contrôle de l’opinion publique. Car que penseraient les français si ces figures emblématiques de la réussite cachaient des histoires louches sur d’autres continents ? Ouvraient des comptes dans d’autres pays, sans les déclarer sur notre territoire ? Empêchaient le débat des médias indépendants en développant des pratiques dignes de détectives privés de grands romans ? 

Luc Hermann (producteur chez Premières Lignes et journaliste) et Valentine Oberti (journaliste chez Médiapart) mènent ce documentaire comme un polar où l’enquête s’enlise un peu plus à chaque séquence. Les suspects ? Ils sont nombreux et intouchables. Les victimes ? Elles se comptent en millions : les français. Face à la désinformation massive, les réalisateurs posent un regard neutre et sur cette démocratie à mal pour comprendre ce qui a pu tuer la liberté aujourd’hui. 

Valentine Oberti et Luc Hermann aux 7 Parnassiens, le 15 février 2022

« L’idée pour nous n’était pas de faire un film de journalistes pour les journalistes mais de faire un documentaire qui éclaire le droit fondamental d’être bien informé »

Valentine Oberti

Aux petites révolutions, les grands remèdes

Le but de ces grands patrons n’est donc pas seulement d’empêcher la presse de publier des écrits qui pourraient les nuire. Ils souhaitent surtout, et avant tout, canaliser tous les détracteurs et les écarter de la lumière. François Ruffin est un journaliste, écrivain et réalisateur de documentaires sociaux tels que Merci Patron (2016)ou Debout les femmes ! (2021). Il y décrit avec un humour glaçant le quotidien de ceux qui travaillent de près ou de loin pour la mastodonte LVMH. Derrière les apparats luxueux du grand groupe s’additionnent des enquêtes sans suites et des problématiques de gestion des ressources humaines. Mais François Ruffin est avant tout journaliste et fondateur de Fakir, journal indépendant et très à gauche fondé en 1999. En 2013, Ruffin décide, avec une partie de sa rédaction, de confronter publiquement Bernard Arnault. Le but ? Révéler l’autre facette de la bienséance politique du grand patron. François Ruffin et ses équipes sont accueillis et mis dans une salle à part. Très vite, le ton monte, et ils sont escortés vers la sortie.

Ce qu’ils ignoraient alors, c’est que des grands moyens avaient été employés pour les faire taire. La police secrète de Bernard Arnault, où Bernard Squarcini s’impose comme chef d’orchestre, espionnait les équipes de Fakir bien avant leur intervention du 18 avril 2013. Et pire encore : au sein même de la rédaction s’était infiltrée une taupe pour tracer les faits et gestes de ce média indépendant. En arrivant à l’assemblée générale, tout était déjà écrit. Se pose alors un constat terrible : tous les moyens sont bons pour maîtriser l’information.

C’est donc naturellement que le journal indépendant Mediapart, créé en 2008 par, entre autres, François Bonnet, Gérard Desportes et Edwy Plenel (rencontré à l’occasion du documentaire de Naruna Kaplan de Macedo “Depuis Mediapart”), opte aussi pour les grands moyens avec ce documentaire. Même si la presse indépendante a ses lecteurs, elle est bien trop souvent éclipsée par les médias poussés par Bolloré, Arnault ou leurs confrères de fortune et d’influence. Quoi de mieux, pour rendre l’information indépendante populaire, que de l’exporter au cinéma ? « L’idée pour nous n’était pas de faire un film de journalistes pour les journalistes mais de faire un documentaire qui éclaire le droit fondamental d’être bien informé” s’exprime Valentine Oberti lors d’une soirée-débat au cinéma Les 7 Parnassiens, à Paris, le 15 février dernier. 

Patrick Cohen prend la parole devant les locaux d'Europe 1 - Crédits : Clément Lesaffre

Le réveil des consciences

Alors c’est un appel au droit de regard des citoyens que lancent ces deux journalistes engagés pour une presse libre et indépendante. Il est aujourd’hui important, voire nécessaire, de s’armer quand on parcourt les lignes d’un journal, physique ou digitalisé ; ou lorsque l’on tombe sur une émission populaire et légère telle que Touche pas à mon poste, qui banalise en heure de grande écoute les propos extrémistes d’Eric Zemmour, sous les ficelles de Bolloré. Car même si le ton peut paraître léger, les stratagèmes employés sont graves voire condamnables.

Des rapports de force se sont créés au sein des médias devenus privatisés, comme la manifestation collective des journalistes de la radio Europe 1 en juin 2021, fermement opposés à l’arrivée de Vincent Bolloré, l’avait prouvé. “La liberté d’Europe 1 va disparaître et cela suscite chez moi tristesse et inquiétude. » s’était exprimé Namias Robert, journaliste et écrivain. « Dans quelle mesure un seul homme, aussi riche soit-il, peut-il être plus fort que l’ensemble des rédactions d’Europe 1, Canal+, des journaux de Prisma Média, et de tous les auditeurs, téléspectateurs et lecteurs de ces médias ? » ajoutait Julia Cage, économiste et professeur à Sciences Po Paris. Ces propos ont été recueillis grâce à la série de tweets du journaliste Clément Lesaffre lors de la manifestation à Europe 1 le 30 juin 2021.

Ces combats multiples, menés de l’intérieur, révèlent un mal-être suffocant d’une génération de journalistes empêchés, modérés, écrasés sous le poids de l’argent qui semble toujours avoir le dernier mot. Mediapart a l’humilité de ne pas le décrier mais une des échappatoires évidentes est de se tourner vers la presse indépendante en France et vers les médias qui n’ont pas d’intérêts économiques ou politiques dans leur diffusion de l’information. À vos sources, prêts, partez !

Pour aller plus loin : 

Enquête sur l’influence de Vincent Bolloré par Anne-Laure Barral (Radio France) le 04/02/2022 

Faut-il s’inquiéter de la concentration des médias en France ? par Baptiste Madinier (RCF radio) le 26/01/2022

Média crash de Valentine Oberti et Luc Hermann – En salles depuis le 16 Février 2022

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