Marc Aurèle, stoïcisme et bonheur contemporain

La quête du bonheur et la spirale de l’insatisfaction 

Qu’est-ce qui nous empêche d’être heureux ? Les philosophes grecs s’interrogeaient déjà sur les actions que l’Homme peut entreprendre pour s’approcher de cet état de quiétude – également appelé ataraxie -. Sans vouloir tomber dans la candeur de prétendre à un état de permanence des émotions, car la vie amène son lot de questionnements, d’incertitudes, de pénibilité. Ce qu’il est intéressant d’analyser est plutôt : qu’est-ce qui est en mon pouvoir pour être heureux ?
À cela, le Docteur en philosophie Fabrice Midal répond, dans l’émission Grand bien vous fasse de France Inter du 17 janvier 2023 : “Être heureux, pour moi, c’est sentir que l’on a sa place, sentir que l’on peut aimer, que l’on se sent aimer en retour, que l’on est pas isolé.” 

L’amour, ce n’est donc pas seulement l’amour amoureux, mais aussi l’amour que l’on reçoit de sa famille, de ses amis, de ses pairs. On peut manquer d’amour sur l’un de ces plans mais être comblé sur d’autres. Les grecs anciens parlaient ainsi de 4 formes d’amour : Éros pour l’amour romantique, Philia pour l’amour amical, Storgé pour l’amour familial et Agapè pour l’amour inconditionnel, le dernier étant plutôt rattaché à la foi. 

Pourtant, il est difficile aujourd’hui d’approcher pleinement un état de contentement, de satisfaction. On se remet en question, on remet en question l’autre. On est prêt à faire basculer le plateau d’argent de notre vie à tout moment, tel un enfant boudeur. Pourquoi cette envie d’ailleurs et de changement ? Pourquoi cette éternelle insatisfaction ? 

À cela, la psychologue et chercheuse Iris Mauss écrit dans un essai scientifique “Can Seeking Happiness Make People Happy? Paradoxical Effects of Valuing Happiness”* : “Les personnes qui accordent une grande valeur au bonheur se fixent des normes de bonheur difficiles à obtenir, les amenant à se sentir déçues de ce qu’elles ressentent, diminuant paradoxalement leur bonheur à mesure qu’elles le désirent.” Ainsi, plus on chercherait à atteindre cet état de pleine satisfaction (professionnelle, amoureuse, financière…), plus on serait voué à être déçu, et donc frustré. Les objectifs ne représentent donc pas toujours un moyen d’approcher au bonheur, car ils sont parfois irréalistes et peuvent dépendre de facteurs extérieurs à nous (le moral d’une personne, la situation financière de son entreprise, un contexte sanitaire, une crise politique, la maladie, les accidents de vie. Et la liste est longue).

On peut donc se raisonner en se disant : mon bonheur ne doit pas dépendre des éléments extérieurs mais seulement de moi, et de ce que je peux entreprendre, aujourd’hui, sans dépendre des autres. 

Nos maux sont-ils contemporains ? 

On peut alors se demander : sommes-nous plus aptes à être heureux qu’il y a 2000 ans ? Ou le contraire ? Cette question rhétorique, proche d’un sujet de bac de philo, pourrait s’appréhender par la positive et son antithèse. À la fois, nous sommes censés être plus heureux car nous avons acquis un certain degré de liberté, que cela soit dans un gîte en plein cœur de la France ou à l’autre bout de la planète en un tour de cadran, une liberté dans le choix de nos pratiques religieuses, un accès commun à l’information grâce à nos bibliothèques publiques et des musées devenus moins chers qu’une place de ciné. Mais en opposition à ces derniers éléments, nous sommes également dépendants – voire soumis – à une surcharge informationnelle grandissante depuis l’apogée des médias sociaux.

Confrontés quotidiennement à un internet hyperphagique et abreuvé de toutes parts, nous ne voyons jamais la lumière au bout du tunnel. Ils nous emprisonnent entre le bon et le pire. Alors, béant puisqu’il faut bien se divertir, nous prenons comptant ce que l’on nous sert en chemin. Nous sommes molestés en haute-définition par des gens plus heureux, plus beaux, plus fortunés. Nous pourrions être lui, ou elle, tout lâcher comme eux. Devenir l’artisan que nous suivons assidûment et qui crée de jolies tables en bois. Ou ce comique que nous apprécions dans son ton et son humour. Nous pourrions être cette voyageuse, qui raconte ses voyages et se finance comme cela. Ou ce boulanger, qui à l’air si heureux de créer chaque jour des pièces uniques car sa baguette n’est jamais tout à fait croustillante de la même manière, longiligne comme celle d’hier.

Dans ce mode de comparaison vicieux mais inévitable, notre propre condition au bonheur est nécessairement attaquée. Nous sommes face à tellement de choix, de possibilités, que ce n’est plus la légèreté d’être libre qui nous guide mais bien le poids de la multitude de vies rêvées. 

Alors, pouvons-nous décider de ce qui nous blesse et ce qui glisse sur nous ? Existe-il un libre arbitre ? Cette pensée de vouloir s’affranchir des autres et, plus globalement, des éléments extérieurs capables de conditionner notre bonheur, c’est l’étendard des stoïciens.  Épictète (50-125) mettait l’accent sur ce que nous pouvons contrôler et ce sur quoi nous n’avons pas de contrôle. Selon lui, on peut maîtriser nos pensées et nos réactions face aux événements, même si on ne peut pas toujours contrôler ce qui se passe autour de nous. 

Le stoïcisme de Marc Aurèle 

Un ami m’a un jour soufflé : « Tu devrais lire du Marc Aurèle » . Je le questionnais alors sur notre problématique – jugée contemporaine, mais au regard des auteurs antiques, plus vraiment – de ne jamais réussir à se sentir complètement satisfait. Est-ce une affaire de personnalité ? De contexte de vie ? Faut-il interroger le passé pour y trouver des réponses ou, au contraire, tenter de s’en défaire pour approcher le présent avec plus de légèreté ?

Dans son recueil de “Pensées”, Marc Aurèle appréhende sa vie et son dessein à l’image d’un cadre actif d’aujourd’hui. Comment vivre au mieux cette (courte) vie ? Comment trouver du sens, alors que notre présence sur Terre n’en as pas vraiment ? Éprouver les blessures de l’âme, du corps, braver l’impunité de ceux qui nous gouvernent, combattre la paresse qui empoisonne parfois nos journées ? Et, surtout, comment s’éduquer en toute simplicité malgré les épreuves de la vie ?

Sans grands mots ni grands discours, Marc Aurèle égrène ses pensées dans un petit livre de 125 pages. À feuilleter sur le pouce ou à parcourir de long en large, chaque paragraphe court est une nouvelle ouverture au débat. Ce petit dictionnaire du stoïcisme nous invite lui aussi à faire la distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui nous dépasse. Ainsi, l’un de ses adages les plus connus illustre parfaitement ce propos : 

Donne-moi la sérénité d’accepter les choses que je ne peux changer, le courage de changer les choses qui peuvent l’être et la sagesse d’en connaître la différence.

Même si les cycles de la vie viendront toujours perturber notre tranquillité, s’armer de sagesse pour les dépasser contribue nécessairement à notre apaisement du corps et de l’esprit. Des préceptes simples. Mais, considérés à la lettre, peuvent nous soustraire d’un bon nombre de souffrances inutiles, au service d’une garde rapprochée du bonheur.

* Traduit littéralement par : “La recherche du bonheur rend-elle les gens heureux ? Paradoxe de la valorisation du bonheur” – Essai mené par les chercheurs Iris B. Mauss, Maya Tamir, Craig L. Anderson et Nicole Savino

© Pour le dire