Interview de Julia Ducournau pour Grave

Grave est le dernier film hybride écrit et réalisé par Julia Ducournau et tête d’affiche de nombreux festivals de cinéma d’Europe et d’Amérique. Il porte une héroïne du nom de Justine, jeune fille discrète, arrivant en première année d’école de vétérinaire. Au cours d’un bizutage, elle se voit contrainte à manger de la viande, alors qu’elle est végétarienne. Commencent alors une succession de calvaires psychologiques qui vont la conduire au pire. Et si cet appel soudain de la viande ravivait une prédestination inquiétante ? Rencontre avec la réalisatrice au Cinéma Comoedia, 13 Avenue Berthelot, Lyon 7ème.

On sent quelque chose d’assez organique dans votre cinéma, comment vous l’expliqueriez ?

Julia Ducournau : Tout, dans ma démarche, est organique. L’intérêt pour le corps existe chez moi depuis toute petite : mes parents sont médecins, et cela a nourri beaucoup de fantasmes chez moi. Mes premiers amours au cinéma, comme David Cronenberg, prouvent que le corps a toujours été un sujet passionnant : par sa trivialité et par son aspect ontologique. Quand je fais des films, je parle d’abord au corps des spectateurs avant de parler à leur tête. J’aime l’idée de ressentir les choses avant de les analyser. C’est d’autant plus important sur un film comme Grave car la personne avec qui je lie ombilicalement mon spectateur est une jeune fille qui devient cannibale. La question de l’organique entre le film et le spectateur est essentielle.

Pourquoi avoir choisi le cannibalisme pour créer ce lien entre l’héroïne et le spectateur ?

Mon enjeu était de créer un rapport qui irait au delà des a priori qu’on pourrait avoir sur ce personnage. C’est pour cela que j’ai choisi le cannibalisme. Cela m’intéressait de créer de l’empathie, de l’affection, de la peur pour quelqu’un qui se révèle être comme ça et de voir ce que cela dit de nous, spectateur. Est-ce que cela fait de nous des monstres ? Je ne pense pas personnellement. Est-ce que le fait de manger un être humain, dans notre regard, fait d’elle un monstre ? A priori oui, mais peut-on dire à la fin du film qu’elle est inhumaine ? Non. En fait dans cet écart là et dans le rapport viscéral qu’on a à elle à travers la trivialité de son corps, et que si elle se mord on a mal pour elle, si elle se fait arracher les poils, on a mal pour elle, et que cette gémellité que j’ai essayé de créer entre Garance (Garance Marillier, interprète de Justine, NDLR) donne lieu à un questionnement humain et moral que je trouve essentiel. Et il n’y a pas mieux que la grammaire du body horror pour poser ces questions-là.

Le bizutage des premières scènes est-il présent pour favoriser l’empathie, ou bien marquer le point de départ à sa folie ?

J’ai choisi le bizutage car c’est pour moi un establishment. C’est quelque chose, malheureusement toujours d’actualité, qui va régir sa vie de manière absurde car elle ne va rien pouvoir faire contre cela : c’est la loi, ce sont les règles, et elle ne pourra y échapper. Instinctivement on se rebelle avec elle. Qui a envie de se prendre des raclées ? Qui a envie de se faire traiter de pute ? Qui a envie qu’on lui dise comment s’habiller, comment marcher à quatre pattes comme un animal ? Personne évidemment. Le bizutage n’est donc pas le centre de mon film mais c’était un contexte nécessaire pour faire naître cette empathie dès le début.

Comment mesure-t-on le moment où l’on va passer de l’intime, par sa découverte du gout pour le cannibalisme, au public et donc au danger pour les autres ?

3 ans d’écriture. Des cheveux en moins, des cernes, moins dix kilos. (Rires).Tout est une question de dosage. Il n’y a jamais vraiment de fluidité temporelle dans ce que je fais. Je préfère le scène-à-scène. J’ai horreur des scènes d’installation, de commodité, ou de transition. Je vais dans les scènes qui m’intéressent. Entre, ça ne m’intéresse pas. Donc cela donne un rendu un peu saccadé, l’équilibre est plutôt difficile à trouver car si tu enlèves l’une de ces scènes, le château de cartes se casse la gueule. Si tu en bouges une de place, pareil. On est sur un dosage des genres. Quand tu fais un hybride tu ne peux rien laisser au hasard ou penser que tu peux sauter une étape et que les spectateurs comprendront ce qu’ils voudront. A chaque scène il y a une étape qui tend vers la fin.

Qu’est ce que signifie pour vous le titre du film « Grave » ?

Pour moi, il est très précis. Il est venu très tôt, très très tôt dans l’écriture. Il est triple signifiant. D’abord, grave on le dit tout le temps : « Tu viens à cette soirée ? » « Grave ! » ou « J’ai grave faim, je suis grave crevée« , etc. Ce mot m’intéresse car il est générationnel. La deuxième chose, c’est que je me suis rendue compte que lorsqu’on parle de quelque chose d’intime, qui nous pèse, et qu’on crache enfin notre valda à un ami, à un proche, je remarque que souvent le monologue de 2h30 se finit par : « Ouais enfin bon, c’est pas grave« . Et je me demande alors pourquoi ce mot nous sert d’alibi, pourquoi il est vidé totalement de son sens ? Alors que grave, c’est finalement la gravité terrestre. Quand tu lâches enfin ce que tu retenais de douloureux, c’est parce que tu ne pouvais pas t’envoler avec ce poids, prétendre que ça n’existe pas. Tu es coincé ici sur la terre et tu es obligé de faire face à ton problème. Et c’est exactement ce qui arrive à l’héroïne du film : elle se prend la gravité dans la figure.

Amener autant de jeunes gens sur un tel projet n’a pas dû être une mince affaire ?

Non, pas vraiment ! Pour commencer, c’est la troisième fois que je tourne avec Garance qui a commencé dans mon premier court-métrage à l’âge de 12 ans. Depuis, on est devenues très amies, mais on a surtout une vraie relation de confiance. Garance n’est pourtant pas du tout quelqu’un qui est fan de genre. Elle dit d’ailleurs dans une interview : « Les seuls films d’horreur que j’ai vu sont les films de Julia » (Rires). Je ne considère par ailleurs pas mes films comme étant des films d’horreur ! Puis à partir du moment où les acteurs comprennent qu’il y a un fond, un questionnement, qu’il y a une pensée que j’essaye de mettre en scène et qu’ils comprennent mon cheminement de pensée, s’ils l’acceptent, qu’ils y ait du sang ou non, c’est la même chose pour eux. Ils veulent défendre quelque chose, défendre le monde du cinéma, défendre une part de soi, c’est un tout. Le sens est presque anecdotique. Ce qui était drôle pour Grave, et c’était une première, a été de diriger les acteurs avec leurs prothèses. On sent qu’on est dans une autre famille de cinéma. Il faut faire un effort d’imagination colossal pour les acteurs pour qu’ils croient à ce qui se passe. Et normalement, si mon travail est bien fait, cela fait 6 mois qu’ils y croient !

 

Propos recueillis par Clara Passeron au Cinéma Comoedia, Lyon 7e

Sortie prévue en mars 2017

Photographies : © Universal Pictures Home Entertainment

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