Claude Lelouch : retour sur 60 ans de cinéma

Claude Lelouch est un réalisateur-poète. Son sujet principal ? La vie, et tout ce qu’elle a de merveilleux, d’étrange ou d’incompréhensible. C’est un vivier sans fin où il puise, d’une caméra humble, le simple pour en faire du beau. 
Claude Lelouch, c’est 60 ans de cinéma, 50 films et un panel d’acteurs passés derrière sa caméra. Belmondo, Seberg,  pour ne citer qu’eux. C’est à cette occasion qu’il est venu nous rendre visite, au Festival Lumière 2022, à Lyon, en octobre dernier. Retour sur une Masterclass animée par Philippe Rouyer, chroniqueur et historien de cinéma, à l’image de ses films : riche de simplicité et d’humanité.

Philippe Rouyer : Parlons tout d’abord de l’un de vos films emblématiques, Vivre pour vivre, où vous avez fait jouer avec Yves Montand, Annie Girardot, Candice Bergen, sous une musique originale de Francis Lai. Comment s’était déroulé ce tournage ? On se souvient, notamment, d’une scène de monologue d’Annie Girardot qui est comme un décollage à l’intérieur du film. 

Claude Lelouch : Dans mon cinéma, la vie est omniprésente. Il ne faut avoir peur de rien, surtout pas de la place que la vie va prendre. Et dans ce tournage, de nombreuses choses de nos vies à tout à chacun interfèraient : problèmes sentimentaux, problèmes familiaux… Alors, à un moment donné, on a cessé de faire semblant. Il y a donc, dans cette scène, un parfum de vérité qui rejoint les gens présents sur le plateau, ceux dans la rue, ceux dans la salle. J’aime ces moments où les acteurs cessent de jouer et redeviennent de simples êtres humains. 

“Les yeux sont la seule partie du cœur qui ne sait pas mentir. J’aime filmer les yeux des comédiens, car c’est la vérité.” 

Philippe Rouyer : Vous vivez, à travers votre cinéma, une grande histoire d’amour avec la vie.

Claude Lelouch : C’est vrai que j’aime la vie et j’ai envie de la faire aimer aux spectateurs. Comme chacun.e d’entre nous, la vie a ses défauts, ses qualités, alors ses acteurs doivent en avoir. Il n’y a pas de super-héros et de super-salauds. On peut être, pour quelques minutes, un super-héros et devenir en quelques instants le plus grand des salauds. Quand je commence à tourner avec un comédien, je lui dit : “Il faut que ton personnage ait autant de qualités que de défauts, sinon on ne va pas y croire.” Car, dans la vie, la perfection n’existe pas. 

Philippe Rouyer : Vous avez commencé comme reporter d’actualités, et cela se perçoit à travers votre cinéma. Vous n’aimez pas filmer en dehors: vous êtes au cœur de l’action.

Claude Lelouch : Je ne pensais pas faire de la mise en scène à mes débuts. J’ai commencé avec une caméra que mon père m’avait offerte, puis je suis parti, à 20 ans, parcourir le monde. Je suis allé filmer des guerres : Budapest, Suez, la guerre d’Algérie. Je suis parti un jour en Russie, l’année 1957, pour monter un film sur place alors qu’on nous avait interdit de filmer. Je m’étais entraîné à filmer avec une caméra accrochée sur la poitrine. Un concours organisé par la télévision canadienne offrait 10 000 dollars, ce qui était une somme considérable à l’époque, à celui qui ramenait les premières images de Lénine et Staline côte à côte dans le Mausolée. Ce qui était un risque énorme… Je me suis inscrit au Parti Communiste car c’était les seuls qui pouvaient être présents à la conférence, et suis parti avec une trentaine de français du Parti. La caméra faisait du bruit à cette époque, la lumière était terrible. Alors j’avais dit aux autres : “Quand je me gratte la tête, toussez !” et c’est comme ça que j’ai pu filmer cette rencontre. J’ai pu produire mon film grâce à la somme remportée. 

Philippe Rouyer : La chance et le hasard semblent faire partie de votre vie et de votre carrière. 

Claude Lelouch : Lors de ce même voyage en Russie de 1957, j’avais une après-midi donné quelques sous à un chauffeur de taxi pour qu’il m’emmène dans Moscou. Il me dit alors qu’un très bon copain à lui travaillait en tant que Machino dans un studio de cinéma. Et si ça me disait, on pouvait se rendre au studio ensemble. Ce jour-là, le hasard avait du talent. J’arrive sur le plateau de Mikhaïl Kalatozov qui tournait Quand passent les cigognes. Qui est un chef d’œuvre absolu. 

J’assiste alors à une scène sur le plateau, où il y avait un grand escalier. La caméra devait tourner tout autour de cet escalier en suivant l’acteur. Et ce fut un choc, je me suis demandé : qui est l’acteur ? La caméra, ou l’acteur ? J’ai pris conscience que la caméra était l’élément principal d’un film. Il fallait donc que j’apprenne à la diriger avant même d’apprendre à diriger des acteurs. 

Quand passent les cigognes de Mikhaïl Kalatozov (1957)

Philippe Rouyer : C’est à ce moment que la fiction arrive dans votre vie. 

Claude Lelouch : Depuis tout petit, depuis l’âge de 5-6 ans, je voyais sur grand écran des gens plus beaux que dans la rue, plus courageux, plus charismatique. Le cinéma permet d’adoucir la violence de la vie. Tout comme la poésie ou la musique, il permet de revisiter le pire sans trop souffrir. C’est cette vision que j’essaye d’améliorer de films en films. 

Philippe Rouyer : Vous avez fait des films mais aussi des courts métrages. On vous a d’ailleurs sollicité, à l’occasion de la 14e édition du Festival Lumière, pour filmer un court-métrage dans les mêmes conditions et avec le matériel de l’époque des frères Lumière. Et vous, ce que vous avez décidé de filmer, c’est le baiser, et toutes les caméras qui l’ont filmé, depuis le début du cinéma jusqu’aux smartphones de notre époque. 

Claude Lelouch : Il est vrai que l’amour est présent dans tous mes films, ou presque, parce qu’il me paraît être le sujet principal de l’humanité. Tout le mal que l’on se donne dans la vie, c’est pour aimer et être aimé. Tout le reste, c’est des lots de consolation. Alors plutôt que de filmer une guerre, le politique, le business, autant filmer tout le mal que se donnent les gens pour tenter d’être heureux. 

Philippe Rouyer : Vous avez cet appétit pour cadrer les acteurs et les filmer avec les dernières technologies existantes. Vous avez par ailleurs été l’un des premiers à réaliser un long-métrage entièrement au smartphone. 

Claude Lelouch : La caméra est comme un troisième œil. C’est un microscope, une loupe, qui perçoit l’invisible. Il m’arrivait parfois de tomber amoureux de mes actrices car je percevais des choses qu’on ne voyait pas à l’œil nu. J’aime que les acteurs vivent leur scène, sans avoir de scénario et de croix sur le sol. J’ai peut-être une photographie moins léchée que d’autres réalisateurs, mais je considère que l’émotion est plus forte que la définition – de l’image -. 

Anouk Aimee et Jean-Louis Trintignant dans Un homme et une femme (1966) © Films 13

Philippe Rouyer : Est-il vrai que vos comédiens n’ont parfois pas de scénarios, ou ne connaissent pas la tournure qu’une scène prendra à l’avance ? 

Claude Lelouch : Ils lisent ce que j’ai envie qu’ils lisent. Il y a les figures imposées et les figures libres, il y a ce que vous dites et ce que vous pensez, ce que vous avez envie de dire et ce que vous allez dire. Quand Anouk Aimée descend du train dans Un homme et une femme, elle ne sait pas que Jean-Louis Trintignant va l’attendre. L’étonnement qu’elle fait va faire le tour du monde. Si elle avait lu le scénario, elle aurait joué cette joie mais ne l’aurait pas vécu. 
Je me rends compte, en discutant avec tout un tas de gens, que ce qu’ils retiennent de mes films ce sont surtout des séquences. Et c’est le cas pour chacun d’entre nous. Si on me parle d’Autant en emporte le vent, je vais avoir une scène dans la tête. Vous me dites Chantons sous la pluie, c’est la même chose. 

“La musique est ce qui parle le mieux à notre instinct, à notre irrationnel.”

Philippe Rouyer : Les grands moments du cinéma sont d’ailleurs souvent associés à la musique. Vous dites que la caméra vous permet de filmer l’invisible, la musique pourrait ainsi dire l’indicible. 

Claude Lelouch : Je suis ravie que l’on discute de cela. Nous avons tous en nous deux intelligences. L’intelligence rationnelle, qui nous explique qu’on est mortel, qui nous permet de faire la fin du mois, et qui a peur de tout. Comme elle est rationnelle, elle analyse toute la complexité de la vie. Et puis il y a l’inné, l’irrationnel, l’instinct. Et cette intelligence, on ne s’en sert pas assez. Pourtant qui parle le mieux à notre instinct, à notre irrationnel ? C’est la musique. Dans la construction d’un film, on mélange le rationnel et l’irrationnel. Il faut que l’on puisse rire et pleurer, mais aussi avoir la chair de poule. Et je dois cette émotion à la musique seule. C’est le langage divin, qui vient convoquer tout ce qu’on ne sait pas, qui touche notre inconscient. Je suis persuadé que nous avons tous une petite musique qui nous définit.

Philippe Rouyer : Vous participez également à la restauration de nombreux longs-métrages, c’est quelque chose d’important pour vous ?

Claude Lelouch : Nous avons la chance aujourd’hui d’avoir des technologies qui nous permettent de revoir des films sous une photographie, une image, un étalonnage qu’il était impossible d’obtenir en 1965. On mesure à quel point le temps qui passe efface beaucoup de choses. J’ai connu une époque où les gens riaient. Aujourd’hui, on ricane. J’ai entendu ma mère pleurer, de nombreuses fois. Aujourd’hui, on pleurniche. On ne se rend pas compte de la chance que l’on a, des moyens mis à notre disposition pour faciliter notre vie. Évidemment, il y a de nombreux problèmes qui se posent aujourd’hui. On est en train de casser nos jouets, comme des enfants gâtés. J’essaye d’apprendre à mes enfants que “tout ce qui vous fera du mal, vous fera nécessairement du bien.” 


Propos reccueillis pendant la Masterclass Claude Lelouch au Festival Lumière 2022 au Théâtre National Populaire (TNP) de Villeurbanne

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