Anatomie d’une chute de Justine Triet 

Il y a plusieurs façons de décrire une chute. Elle peut désigner l’action de tomber, de basculer. Et le mal qui vient, après. Elle parle aussi d’un effondrement, de la bourse, d’un pays. Elle décrit, enfin, le détachement, l’idée d’un échec.

En quoi l’on échoue, lorsque l’on est amoureux ? Lorsqu’on est un artiste ? Un couple, un parent ? Lorsque l’on vit là où la neige tombe et les oiseaux chantent à plein poumons ? Peut-on parler d’une chute, lorsqu’elle n’est pas brutale ? Peut-on alors… En disséquer chaque part ?

Avant la chute : le gâteau plein

Sandra et Samuel se rencontrent dans leur fin de trentaine. Des personnalités affirmées, des passions communes, et le charme de l’un qui enivre immédiatement l’autre. Le coup de foudre. C’est le début d’une histoire d’amour, et les débuts sont toujours beaux. Car ils cachent bien des maux. Un enfant, un métier qui ne nous prend plus vraiment aux tripes, un accident, des pages écrites et raturées, un livre édité et le succès. Le bonheur, léger et sans rancœur, est vite passé. 

Justine Triet ne s’attarde pas sur la frivolité de ses personnages. On les voit peu en société, peu dans leurs différentes couleurs d’humanité. Elle dissèque, au contraire, la profondeur de leurs envies et de leurs angoisses. Car elles sont multiples : réussir, mais sans corrompre, aimer, sans enfermer, courir… Sans chuter. De ces deux âmes, s’en ajoutent deux autres. Celle d’un enfant et celle d’un animal. L’innocence incarnée mais une présence tout aussi utile à la dissection de la chute que les protagonistes en première ligne. 

Le déséquilibre des assiettes 

Justine Triet ajoute à l’opacité de la vie de ses personnages une opacité constante sur leurs intentions. Sa réalisation est précise et les plans et cadres dictent ce qu’il faut suivre… Et ce qu’il faut cacher. On suit alors souvent le chien, maître du silence et figure omnisciente dans le récit. La réalisatrice utilise la caméra subjective pour nous confondre à son regard d’animal de maison, familier de tous et neutre par nature. Mais la caméra subjective sert aussi aux scènes des journalistes qui s’emparent du procès : nous sommes à la fois au devant et à l’arrière de la théâtralisation de l’information, en apercevant les ficelles d’un cadre, d’un ton, d’un discours choisi selon le média représenté. 

Dans cette maison où le drame est en suspension, ces quatre figures sont ainsi en total déséquilibre. 

L’enfant, malvoyant, est intrinsèquement en déséquilibre sur le plan de l’acuité visuelle. 
Le chien, lui, est privé de voix et de pouvoir d’action.
La femme, écrivaine à succès, ne vit pas une sexualité heureuse et publique.
L’homme, l’écrivain de l’ombre, voit l’ébauche de son roman inspirer l’œuvre de celle qui recevra la lumière.  

De ces incomplétudes naissent parfois des succès, comme l’enfant qui s’éprend de la musique jusqu’à jouer un Chopin parfait. L’autre versant du manque est qu’il se remplisse de rance, que la blessure gangrène, et atteigne le cœur. 

Les miettes qu’il (nous) reste 

Le procès est l’organe central de ce film et met en avant à la fois la férocité d’un combat entre les représentants de la Justice – et, si l’on pousse plus loin, de la vérité – et d’un combat mené par Sandra pour défendre sa liberté de femme à réussir et à s’épanouir sexuellement, là où l’autre nous prive. Où se puise la vérité ? Le parallèle est fait lorsque le psychologue de Samuel témoigne. Mais son discours n’est-il pas lui-même altéré par la vérité nécessairement subjective de Samuel ? Où se place alors la jauge entre croyance et faits ? Entre le “possible” et le “probable”, autre discussion cisaillée, à la barre ? 

Volontairement, Justine Triet ne donne pas de gloire et de finalités à ses héros. Les mots résonnent encore après avoir quitté la salle. Ce couple. Cette famille. Ce procès. Nous sommes alors les juges de cette fin ouverte. 

Photographies : © Les Films Pelléas / Les Films de Pierre
© Pour le dire