La poésie de la simplicité : Aftersun, Normal People, Call me by your name

Filmer le quotidien d’un prisme poétique et lent occupe de plus en plus de place sur nos écrans. Ces propositions offrent un contraste tranchant avec les blockbusters proposés en salle. Loin d’être une idée nouvelle, avec le mouvement de la Nouvelle Vague dans les années 50 où des Jean-Luc Godard, Agnès Varda, François Truffaut ou encore Éric Rohmer s’adonnaient déjà au doux plaisir de la lenteur avec un scénario proche de notre quotidien. Pourtant, sous la caméra d’un bon réalisateur.trice, cette histoire, ces gens, ces paysages, nous saisissent. Et pour longtemps. 

Trois projets marquants pour illustrer ce propos : Aftersun de Charlotte Wells (2023), Normal People de Sally Rooney et Alice Birch (2020), Call me by your name de Luca Guadagnino (2017). 

La photographie

Ce qui détache particulièrement l’art du cinéma aux autres arts est que l’on prête des couleurs à des mots. Ces couleurs prennent la forme de visages, de paysages, guidés par la littérature lors des adaptations ou bien par la subjectivité des cinéastes. 

Pure, naturaliste, la photographie ne se veut alors pas décorative ou excessive. Elle est en opposition, donc, avec des choix artistiques de réchauffer la colorimétrie de l’image, comme récemment pour Vortex de Gaspard Noé, The Fableman de Steven Spielberg ou encore Babylon de Damien Chazelle. Elle ne glisse pas, non plus, dans son extrême en ajoutant du froid, pour une ambiance mélancolique ou de documentaire. En exemples récents, on peut citer Decision to leave de Park Chan-Wook ou Nostalgia de Mario Martone. Non, ce type de cinéma a une photographie au plus proche du réel. Le soleil capturé dans Call by your name ou dans Aftersun guide la tonalité du récit. Il devient un personnage à part entière de l’œuvre. On ressent la chaleur des rayons de l’été, la brise qui fait danser les brins d’herbes, les odeurs de fruits gâtés tombés au pied d’un arbre fruitier. Sous son feutre jaune naturel, on admire les personnages, leurs corps, leurs regards. Les débuts de l’ivresse au contact d’une autre peau. La photographie est un indicateur de ton : plus elle est douce et simple, plus on est dans le vrai. 

L’éloge de la lenteur

Filmer les courbes d’un corps qui se plie sur une chaise longue, une mèche de cheveux au vent qu’un doigt flâneur vient replacer, les regards adolescents, à la fois naïfs et incandescents… C’est toute cette philosophie de la lenteur que ce genre vient sublimer. Dans Call me by your name, Aftersun ou Normal People, nos personnages sont piégés dans des lieux. La maison de campagne italienne pour Elio et Oliver dans Call me by your name, un complexe hôtelier de moyenne gamme pour Calum et Sophie, un lycée puis l’université pour Marianne et Connell.

La force de ce cinéma est de capturer des bruits, des sons, des petits détails de la vie qui sont universels. Ils résonnent en chacun.e de nous et sont souvent ceux qui, plusieurs années après, nous restent étrangement en mémoire. L’odeur de la crème solaire, les ombrelles de cocktails que l’on pliait, puis déplait, les pailles machouillées en plastique, les longues journées à flâner et à regarder le ciel. La lenteur est un modèle de vie où tout semble étonnamment grand. 

L’écriture sensible

Le scénario de ces films et séries peut se résumer en quelques mots. Un premier amour d’été pour Call me by your name. Des vacances entre un père et une fille pour Aftersun. Une rencontre adolescente qui s’étend sur une vie de jeunes adultes contrariée par la difficulté de grandir dans un monde qui ne leur ressemble pas pour Normal People. Pourtant, à l’écran, c’est tout une épopée qui s’anime sous nos yeux de spectateurs tranquilles. Il y a une évidente fragilité portée par ces personnages. Nous vivons leur spectre d’émotions à travers leur propre façon d’analyser le monde. Leur sensibilité nous est accessible. Nous accédons à une part sensible du monde par le prisme de leur regard singulier.

Leur intelligence émotionnelle analyse le monde qui les entoure. Il n’est donc pas rare d’entendre des questions aux intentions philosophiques. Comme si l’auteur, en écrivant ce passage, nous soufflait : “si tu ne dois retenir qu’une chose de ce film, je voudrais que ce soit ces mots”. De ces trois œuvres, j’en retiens alors ces passages : 

Aftersun

Sophie à son père, Callum: “I think it’s nice that we share the same sky.” (traduisez : je trouve ça chouette que nous partagions le même ciel). Sophie, 13 ans, et son père, 40 ans, sont à la fois proches et étrangers dans ce récit sublime de Charlotte Wells (à la réalisation et au scénario). Leur écart d’âge et leur façon d’appréhender la vie sont nécessairement éloignés. Toutefois, Sophie murmure à son père que peu importe où il se trouve, ils partageront toujours ce même ciel au-dessus de leur tête. Et seront, quelque part, toujours ensemble. 

Normal People

Marianne, à elle-même : “We could be in a room full of people and my eyes would always meet his. Just to find that he had already been looking.” (traduisez : nous aurions beau être dans une pièce remplie de monde que nos regards trouveraient toujours un moyen de se retrouver. Et nous verrions alors que l’autre était déjà en train de nous regarder.) Marianne et Connell semblent dès le début être des âmes-soeurs. Seulement, l’incapacité de s’engager de l’un et la docilité maladive de l’autre les éloignent sans arrêt. Seulement, dès qu’ils se retrouvent, la chimie opère toujours. Ce passage nous fait alors comprendre que l’amour vrai est celui de l’évidence, malgré les barrières – aussi hautes soient elles – et que le destin finit toujours par accomplir son œuvre. 

Call me by your name

Le père d’Elio, à Elio “Nous nous privons tellement de ressentir pour guérir plus rapidement de ce qui nous fait souffrir que nous nous retrouvons fatigués avant l’âge de trente ans, avec toujours moins à offrir à chaque nouvelle rencontre. Mais se priver de ressentir quelque chose, juste pour ne pas avoir à souffrir à nouveau, quel gâchis.” Dans le film, Elio vit sa première déchirure d’amour à la fin d’un été. L’être cher doit repartir, quitter ces paysages qui ont vu grandir leurs sentiments et complicité, et sûrement ne jamais revenir. La douleur est brûlante. Mais son père, dans un moment d’aparté, lui souffle qu’il vaut mieux vivre cette émotion – aussi atroce soit-elle – de plein fouet, que de se priver de la ressentir. Anesthésier ses émotions n’aident pas à s’en guérir, au contraire. C’est se priver de se construire avec, pour pouvoir avancer.

En conclusion

Ces personnages vivent donc dans leurs blessures, sont incomplets, et surtout imparfaits. Et c’est ce qui nous attache viscéralement à leur histoire : ils ne sont ni des héros, ni des mauvais. Ils ne sont souvent ni très riches, ni très pauvres. Ils sont justes, car à cette parfaite frontière entre la fiction et notre réalité. Et c’est le signe premier d’une écriture sensible. 

Aux prochaines grandes émotions.

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